Prise en charge des diabétiques : l'enseignement des grandes études contrôlées

Pr André GRIMALDI
Chef du service de diabétologie et métabolisme de l'hôpital Pitié-Salpêtrière


Devant le développement de la biotechnologie, les grands essais randomisés visent à répondre aux questions du rapport bénéfice/risque-bénéfice/coût des nouveaux moyens d'exploration et de traitement. Parallèlement, ces essais permettent de réévaluer d'anciennes pratiques.
En réalité, plus la médecine dispose de moyens pour explorer et pour traiter, plus le doute de principe et l'exigence de preuves se développent chez les professionnels comme chez les usagers et les financeurs.

L'« Evidence Based Medicine », ou médecine fondée sur les preuves, est à l'origine des recommandations et des conférences de consensus qui se multiplient parfois à l'excès (en un an, deux recommandations ont été publiées sur le traitement du diabète de type 2, l'une par l'ANAES, l'autre par l'AFSSAPS).Cependant, la médecine fondée sur les preuves ne saurait être un nouveau modèle médical, de même que l'exercice de la médecine ne saurait se limiter à l'application de recommandations. Contrairement à ce que certains pensent et écrivent, le médecin ne sera jamais un ingénieur, il restera un artisan. Il y a à cela plusieurs raisons :
Premièrement , les grandes études, même lorsque leur méthodologie est parfaitement rigoureuse, n'excluent pas le biais d'interprétations. Trop souvent, on fait dire à l'étude beaucoup plus que la réponse à la question posée. On extrapole abusivement en considérant comme prouvés tous les résultats collatéraux de l'étude. On considère comme validés les objectifs recherchés, même s'ils n'ont pas été atteints. On étend les conclusions à des populations qui ne correspondent pas aux critères d'inclusion...
Deuxièmement , les études randomisées ne peuvent couvrir l'ensemble du champ de l'exercice médical, qui repose et reposera toujours en grande partie sur des règles professionnelles. Par exemple, il n'est pas prouvé qu'il faille examiner le fond d'eil et les pieds des diabétiques tous les ans plutôt que tous les deux ans... A la vérité, l'essentiel des preuves concerne surtout les erreurs à ne pas commettre. De ce point de vue, on peut regretter que la réflexion qui avait été à l'origine des références médicales opposables (« Il n'y a pas lieu de... ») n'ait pas été poursuivie.
Les stratégies thérapeutiques comparées
Troisièmement , le médecin ne soigne pas des cohortes de patients, mais un patient qui peut être très éloigné de la médiane du groupe étudié. De plus, ce patient peut avoir d'autres pathologies associées, et, surtout, sa prise en charge ne saurait se limiter à l'aspect biomédical et elle devrait nécessairement comprendre une approche sociale et psychologique, tout particulièrement s'il est atteint de maladie chronique. Il suffit, par exemple, de comparer l'observance des patients lors d'une étude de recherche clinique et lors de la pratique quotidienne.
Enfin , l'éthique médicale, reflétant les conceptions morales de la société à un moment et dans un lieu donnés, impose ses propres règles. Ainsi il n'y a jamais eu - et on peut penser qu'il n'y aura jamais - d'étude randomisée visant à comparer le traitement par greffe rein-pancréas au traitement par greffe rénale isolée chez les diabétiques insulinodépendants parvenus au stade de l'insuffisance rénale terminale. En effet, plusieurs études de suivi ont montré la supériorité de la greffe rein-pancréas, non seulement en termes de qualité de vie, mais également en termes de durée de survie, si bien qu'il n'apparaît pas éthique aujourd'hui de ne pas proposer une greffe rein-pancréas à un diabétique insulinodépendant arrivé au stade d'insuffisance rénale terminale en l'absence de contre-indication chirurgicale.
Cela dit, jusqu'à ces dernières années, l'innovation biotechnologique a été lente en diabétologie, si bien que les grands essais cliniques ont surtout porté sur la comparaison des stratégies thérapeutiques, que ce soit dans le diabète de type 1 ou dans le diabète de type 2 : quel objectif d'équilibre glycémique (HbA1c) pour quel risque ? Quel bénéfice de l'éducation thérapeutique et de l'autocontrôle glycémique ? Quel médicament choisir en première intention dans le traitement du diabète de type 2 ? Quel bénéfice du traitement antihypertenseur ?
Passons en revue quelques grandes études , en particulier le DCCT et l'UKPDS, en cherchant à distinguer les preuves, les biais d'interprétation, les conclusions pratiques et les questions éthiques.
L'étude du DCCT (« New England Journal of Medicine », 1993 ; 329 : 977-986), portant sur plus de 1 400 DID, a parfaitement démontré le bénéfice de l'équilibre du diabète sur les complications de microangiopathie au cours du diabète de type 1. La démonstration a été à ce point évidente que l'étude a été arrêtée prématurément après six ans et demi au lieu de dix ans. Elle a permis de quantifier le bénéfice en précisant qu'un abaissement d'un point d'HbA1c permet de diminuer le risque d'apparition ou d'aggravation de la microangiopathie diabétique (rétinopathie, néphropathie, neuropathie) de 30 %. En revanche, les résultats de cette étude ont donné lieu à deux biais d'interprétation.
Sous prétexte que l'objectif initialement fixé était la normalisation de l'HbA1c, et bien qu'il n'ait pas été atteint, certains ont conclu que, pour obtenir un bon équilibre du diabète (HbA1c en moyenne à 7,2 %), il fallait viser la normalisation de l'HbA1c.
En outre, dans la mesure où l'abaissement de l'HbA1c a entraîné une augmentation inversement proportionnelle des hypoglycémies sévères, plusieurs auteurs ont pensé qu'il était démontré que tout abaissement de l'HbA1c s'accompagnait inexorablement d'une augmentation des hypoglycémies. Pourtant, cette question n'était pas l'objet de l'étude et, en réalité, durant son déroulement, on avait constaté une grande disparité en matière d'hypoglycémie sévère entre les différents centres et entre les patients.
Les conséquences du DCCT pour la pratique clinique ont été considérables, puisque cette étude a permis de définir le « gold standard » de l'optimisation de l'insulinothérapie au cours du traitement du diabète de type 1 (traitement par pompe ou par au moins 3 injections par jour, avec au moins 4 autocontrôles quotidiens, éducation intensive, suivi rapproché par diabétologues et paramédicaux). La prévention de la microangiopathie suppose une HbA1c aussi basse que possible avec un accord consensuel international pour estimer qu'un diabète insulinodépendant ayant une HbA1c inférieure à 7 ou 7,5 % doit être considéré comme bien équilibré.
Enfin, cette étude a posé un double problème éthique : Comment pouvait-on accepter de laisser délibérément les patients diabétiques du groupe contrôle mal équilibrés? Si cela ne choquait pas à l'époque les diabétologues américains, cela était déjà considéré comme inacceptable par de nombreux diabétologues européens.
D'autre part, comment pouvait-on proposer à des patients diabétiques insulinodépendants de rechercher la normalisation de l'HbA1c pendant dix ans ? Pour beaucoup de diabétologues (et de diabétiques), il était évident qu'une telle pratique ne pouvait qu'entraîner des hypoglycémies sévères répétées. Ce fut d'ailleurs le cas au point que les promoteurs du DCCT durent modifier les critères d'inclusion en excluant les patients ayant des antécédents d'hypoglycémie sévère répétés.
En conclusion , cette analyse montre bien le hiatus inévitable qui existe entre la recherche clinique aussi rigoureuse soit-elle, et la pratique clinique. Ceux qui crurent naïvement qu'il suffisait d'appliquer à tous les patients sans discernement la méthodologie du DCCT, en oubliant que pour participer à une étude, il faut d'abord être volontaire, en firent l'amer constat.
L'UKPDS
L'interprétation des résultats de l'étude UKPDS (« Lancet » 1998 ; 352 : 837-853 ; 854-865) doit être encore plus prudente. Cette étude, portant sur plus de 3 800 diabétiques de type 2 suivis pendant dix ans, a apporté la preuve qu'en matière de prévention de la microangiopathie le bénéfice de l'équilibre glycémique était comparable dans le diabète de type 2 et dans le diabète de type 1. Elle a également montré que le bénéfice était plus faible en ce qui concerne la macroangiopathie et en particulier la prévention primaire de l'insuffisance coronaire, confirmant en cela les études prospectives de cohortes, qui avaient montré qu'à un point d'HbA1c en plus correspondait une augmentation de 10 à 15 % de la morbi-mortalité cardio-vasculaire sur dix ans. L'UKPDS a encore montré que la metformine chez les sujets obèses a un bénéfice cardio-vasculaire important, indépendant de son efficacité hypoglycémiante. Enfin, l'UKPDS a montré que les sulfamides hypoglycémiants, comme l'insuline, n'augmentent pas le risque cardio-vasculaire du moins en prévention primaire.
Cette étude a donné lieu à de nombreux biais d'interprétation. L'UKPDS n'a en rien défini la stratégie d'optimisation thérapeutique du diabète de type 2, ce qui n'était d'ailleurs pas son objet. Il s'agissait initialement d'une étude de comparaison de monothérapies. Or, la monothérapie, dans l'immense majorité des cas, n'a pu être poursuivie au long de l'étude, compte tenu de l'évolution spontanée de la maladie, si bien qu'à la fin de l'étude, moins de 25 % du groupe sulfamide en monothérapie obtenaient une HbA1c inférieure à 7 %, moins de 13 % du groupe metformine en monothérapie et moins de 10 % du groupe régime seul. De fait, à la fin de l'étude, les groupes avaient une fâcheuse tendance à se ressembler, si bien que la différence d'HbA1c entre le groupe contrôle, dit « conventionnel », et les groupes interventionnels dits « intensifs » était inférieure à 0,6 % !
Cette étude pose également des problèmes éthiques. En effet, de 1977 à 1990, était considérée comme un échec de la monothérapie pour le groupe régime seul comme pour les groupes interventionnels, une glycémie à jeun supérieure ou égale à 15 mmol/l (soit 2,70 g/l).
L'hypertension artérielle associée
Qui considérerait aujourd'hui comme éthique de laisser des patients diabétiques de type 2, sous régime seul ou en monothérapie, avec des glycémies à jeun supérieures à 2 g/l ? C'est d'ailleurs pourquoi les auteurs durent modifier leur protocole en 1991 en permettant des associations thérapeutiques plus précoces.
En conclusion, l'UKPDS a confirmé le bénéfice du traitement hypoglycémiant et a montré l'intérêt particulier de la metformine, mais n'a pas permis de définir la stratégie thérapeutique optimale dans le diabète de type 2, face à la défaillance insulinosécrétoire progressive qui caractérise la maladie.
Par contre, au moins six études (UKPDS, HOT, SYSTEUR, FACET, ABCD, MIDAS) ont démontré de façon convergente le bénéfice important du traitement antihypertenseur vis-à-vis du risque de micro- et de macro-angiopathie diabétiques. A partir des résultats de ces études, l'ANAES a recommandé de traiter l'hypertension artérielle des diabétiques dès que la pression artérielle correctement prise dépasse à plusieurs reprises 140/80 mmHg. S'il existe une néphropathie et/ou une rétinopathie diabétiques, il est même conseillé de traiter dès que la pression artérielle atteint ou dépasse 130/80 mmHg.
L'étude HOPE donne une place particulière aux inhibiteurs de l'enzyme de conversion, qui semble avoir un bénéfice cardio-vasculaire et néphroprotecteur indépendamment de leur propriété antihypertensive. Ils ont donc acquis le statut d'antihypertenseur de première ligne chez les diabétiques, pouvant éventuellement être remplacés en cas d'intolérance (toux) par un inhibiteur des récepteurs de l'angiotensine 2. Malgré les controverses anciennes sur les effets délétères des bêtabloquants et des diurétiques et la controverse récente sur les dangers des inhibiteurs calciques, les diurétiques thiazidiques à faibles doses, les bêtabloquants cardiosélectifs et les inhibiteurs calciques dihydropyridines à longue durée d'action, sont recommandés comme antihypertenseurs de deuxième intention. L'UKPDS et l'étude HOT ont montré qu'il faut bien souvent recourir à l'association de deux ou trois molécules antihypertensives pour atteindre les objectifs fixés.Sur le plan éthique, notons qu'en 1987 les auteurs de l'UKPDS n'avaient pas trouvé inacceptable de se contenter d'une pression artérielle inférieure à 180/105 mmHg pour le groupe contrôle de patients diabétiques.
Enfin, en ce qui concerne les facteurs de risque lipidique, on manque d'études spécifiques aux diabétiques. Force est de se contenter de l'analyse des sous-groupes de patients diabétiques inclus dans les études 4 S, WOSCOPS LIPID et VA-HIT, montrant un bénéfice au moins comparable du traitement hypolipémiant chez les diabétiques et chez les non-diabétiques. C'est à partir de ces études qu'ont été définies les attitudes thérapeutiques suivantes : prescription d'une statine si le LDL cholestérol reste supérieur à 1,30 ou 1,40 g/l malgré une amélioration de l'équilibre glycémique et le respect d'un équilibre alimentaire, prescription d'un fibrate si les triglycérides sont supérieurs à 1,50 g/l, le HDL cholestérol inférieur à 0,40 g/l avec un LDL cholestérol inférieur à 1,40 g/l.

En conclusion, si les grandes études ont permis de définir les objectifs médicaux du traitement du diabète, elles ne disent rien de l'individualisation du traitement, c'est-à-dire de l'adaptation des objectifs médicaux aux objectifs du patient qui est tout l'art du médecin.


Pr André GRIMALDI
Chef du service de diabétologie et métabolisme de l'hôpital Pitié-Salpêtrière
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